Secteurs d’influences
Enjeux politiques
L’émergence des espaces numériques dans l’espace public crée une série de nouveaux enjeux. Au départ les espaces numériques étaient limités à l’art dans un contexte qui suppose un consentement de l’utilisateur. Par exemple, quand un spectateur va voir un film d’épouvante, il consent à éprouver des émotions dont certaines négatives. Mais avec l’apparition de projets comme le Metavers, les espaces numériques pourraient devenir des espaces de travail côtoyés par de nombreuses personnes pendant de longues durées. Ces espaces doivent donc offrir des conditions décentes pour l’être humain.
Des projets comme le Metavers de l’entreprise Meta ont pour objectif de créer un monde numérique persistant composé de plusieurs niveaux qui constituerait un environnement de travail modulable et personnalisable pour chaque entreprise. Ce processus de spatialisation d’internet pose un problème car il implique la conception d’énormément d’espaces architecturaux destinés à accueillir divertissement et travail sans aucune garantie de la qualité de ces espaces. De la même façon que la construction dans la réalité physique est régie par les codes urbanistiques qui garantissent des espaces sains et décents, la conception d’espaces numériques destinés à devenir des espaces publics ou de travail doit être régie par des règles qui garantissent le bien-être des usagers. L’établissement de ces codes demande une étude approfondie des effets et usages des espaces numériques afin d’identifier les conditions problématiques.
En l’absence d’une profonde réflexion sur les particularités architecturales des espaces numériques et d’un propos critique des architectes, la conception des espaces numériques sera guidée uniquement par des logiques commerciales forcément au détriment de l’utilisateur dans un phénomène similaire à la bruxellisation.
Dans les projets déjà concrétisés comme le « campus virtuel » Carrefour dans le Metavers, qui sert de plateforme de recrutement et de séminaire, on se retrouve face à des parodies d’espaces qui se contentent de placer des bâtiments archétypaux sur un décor, ce qui en fait à la fois une mauvaise simulation de la réalité physique, mais également un contexte inadapté pour les échanges humain-humain et humain-machine qui tente de nier la nature numérique de l’espace.
question des espaces numériques est donc une question architecturale et politique qui nécessite une réponse concrète et instruite des effets architecturaux en présence dans un espace numérique. Les architectes ont leur mot à dire dans ce débat étant donné leurs connaissances des relations entre l’humain et l’espace et ont tout intérêt à se positionner rapidement sur la question de garantir une qualité d’espace autant dans la réalité physique que numérique.
Dilemme de représentation
Les architectures impossibles mettent à l’épreuve nos outils de représentation architecturale, ces outils ont été développés pour la rationalisation et la représentation d’espaces euclidiens et sont fortement liés à notre tradition constructive.
La finalité d’une représentation
Tout d’abord on peut établir une nuance entre la finalité d’une architecture utopiste et celle d’une architecture impossible, une architecture utopiste spécule sur un contexte socio-économique différent ce qui la rend improbable, mais pas fondamentalement impossible. Tout comme une dystopie, une utopie est avant tout une critique du présent, son propos est intrinsèquement lié à la réalité physique dont elle est une extrapolation. Le caractère spéculatif des architectures utopistes amène à considérer la conception non pas d’une illustration, mais d’un projet. Ce projet doit exister dans sa propre réalité socio-économique. En conséquence les outils de représentation d’architecte (plan, élévation) sont omniprésents dans les représentations d’architecture utopiste. Cependant, la vocation critique de l’utopisme l’empêche souvent de spéculer sur autre chose que le contexte géographique ou socio-économique. Les espaces non euclidiens ou les autres déformations de la géométrie de l’espace sont absents des représentations utopistes. La finalité d’une utopie est donc double, une immédiate critique et une seconde spéculative placée dans un futur éloigné.
La finalité d’une architecture impossible avant le numérique est immédiate. La représentation contient ses propres règles qui ne peuvent être spéculées en dehors de l’œuvre. Aucun lien concret ne peut être fait avec la réalité physique. La finalité de l’œuvre est donc dans l’œuvre elle-même et pas dans les spéculations intellectuelles qui l’entourent.
Espace perçu et espace conçu
Les représentations de Piranèse ou Escher adoptent la forme d’une illustration plutôt que celle d’un projet, en effet ces illustrations reposent sur un « trucage », de façon similaire à un tour de magie, l’espace ne peut pas être rationalisé sous forme de plan sans détruire l’effet visuel. Les œuvres d’Escher n’excluent pas pour autant la rationalisation. Les mathématiques sont d’ailleurs un pilier central de sa méthodologie créative, mais ces représentations reposent sur la règle propre à chaque mode de représentations de sorte qu’une œuvre de Escher en axonométrie existe uniquement en axonométrie et ne peut être transposée en plan. Piranèse dans sa série des Carceri utilise aussi de légères modifications des règles de la perspective pour rendre son espace impossible. Sa représentation ne fonctionne donc que par un point de vue et une orientation précise. On retrouve déjà une sorte d’opposition entre un espace « perçu » qui contient l’effet architectural et un espace « conçu » qui permet de rationaliser l’espace mais ne permet pas d’expérimenter l’architecture impossible.
Dans une approche de conception d’espace numérique, la finalité d’une représentation n’est plus immédiate. Elle est un moyen de conception intermédiaire qui doit permettre l’établissement d’un projet, l’espace perçu n’est donc plus autosuffisant, une rationalisation est nécessaire.
La conception de mes niveaux s’est donc basée sur des binômes de schéma synthétique exprimant l’espace perçu et l’espace conçu, le premier schéma pose un principe d’architecture impossible et le second pose l’expression du principe (sa mise en place à l’aide d’outils numériques). J’utilise le vocabulaire du plan pour exprimer les connecteurs à l’aide de tirets, les niveaux à gravité multiples sont aplanis à la manière d’un cube en papier, ces deux procédés me permettent de rationaliser chaque principe au sein d’une coupe ou d’un plan. La compréhension du projet passe par la superposition des informations présentes dans les deux schémas.
Représentation synthétique
Durant la construction des niveaux dans Unreal Engine, c’est principalement une vidéo d’exploration qui a été utilisée pour présenter mes niveaux et débattre sur ceux-ci. Ainsi seul l’espace perçu a été présenté dans un premier temps au spectateur. Afin de pouvoir échanger autant sur l’effet architectural que sur la mise en place de cet effet, j’ai entrepris la création de représentations axonométriques synthétisant l’espace perçu et l’espace conçu.
Ces représentations ont plusieurs objectifs, tout d’abord elles doivent permettre la reproduction du niveau, une certaine précision est nécessaire dans la description des espaces et leurs aménagements en opposition aux schémas de conception qui ne doivent exprimer qu’un principe déclinable. Ensuite, la représentation doit synthétiser les informations (et pas l’expérience) présentes dans l’espace perçu et conçu. Pour finir, l’axonométrie doit pouvoir exister en dehors de l’axonométrie, c’est-à-dire que les trucages sont exprimés comme des éléments présents dans l’axonométrie, l’axonométrie reste euclidienne.
Mes représentations prennent la forme d’axonométrie éclatée, cette forme particulière d’axonométrie induit une interprétation et une reconstitution de l’objet ce qui offre une plus grande tolérance vis-à-vis de la cohérence des objets en présence. Les tirets utilisés pour exprimer un mouvement ou un assemblage sont ici utilisés pour marquer une continuité entre deux points.
Un photomontage me permet d’exprimer l’espace perçu à travers les connecteurs. La façon dont le niveau est éclaté dépend de l’expérience vécue en parcourant le niveau sur Unreal Engine, par exemple deux niveaux très similaires tels que « Faces Programmatiques » et « Faces Programmatiques B » sont éclatées de façon très différente car les rampes placées dans les niveaux structurent l’espace de façon très différente.
Quelle esthétique pour le numérique ?
Les rendus de mes axonométries ont été fortement influencés par l’esthétique des espaces liminaux (Liminal Space Aesthetic) et par certains artistes comme Tom Ngo. La question des rendus numériques est une question qui anime déjà le débat architectural depuis que cette imagerie est utilisée pour représenter des projets, et souvent décriée pour son incapacité à reproduire parfaitement la réalité physique. Ces rendus sont décrits comme soit trop abstraits soit au contraire trop parfaits pour être assimilables à la réalité et le photomontage moins précis dans les volumes, mais plus convaincant dans les textures lui est souvent préféré. Mon parti pris esthétique pour les rendus numériques est de partir du sentiment de superficialité dégagé par ceux-ci pour trouver une esthétique qui lui correspond. Je suis donc parti à la recherche d’espaces dans la réalité physique qui dégagent la même impression de synthétique mêlée à un léger malaise afin de rationaliser ce sentiment. C’est avec cet objectif que j’ai analysé l’esthétique des espaces liminaux.
Liminal Space Aesthetic
La « Liminal Space Aesthetic » est une esthétique majoritairement présente dans le monde de la photographie qui se concentre sur des espaces transitoires vides ou inoccupés souvent de bâtiments du 20e siècle. Ce contraste entre ces espaces familiers conçus pour de nombreuses personnes et leur apparente inoccupation crée un étrange sentiment de superficialité très similaire à celui provoqué par les rendus numériques. Les bâtiments choisis pour ces photos sont souvent archétypaux, bardés de couleur pastel et de revêtement typique d’une époque (piscine à l’abandon, vieux centre commercial couvert de moquette, etc.). L’âge de ces bâtiments leur offre également un statut particulier, ils sont suffisamment anciens pour être désuets, mais pas assez pour être considérés comme des ruines. Ces espaces paraissent donc « en attente », ils sont coincés entre deux statuts. La « Liminal Space Aesthetic » s’est fortement développée durant les dernières années notamment grâce à la communauté des explorateurs urbains (urbex), mais également dans des projets à tendance plus horrifique comme « the Backrooms », un projet de fiction collaborative sur une dimension cachée, qui abriterait des étages infinis et interconnectés, qui a propulsé cette esthétique comme un symbole d’espace incompréhensible. Les dernières itérations de cette fiction remplacent par ailleurs les photos par des rendus numériques sans que cela n’affecte l’esthétique globale.
Tom Ngo
La seconde source qui a influencé mes rendus est le travail d’illustration de Tom Ngo. Cet artiste visuel hongkongais basé à Toronto a développé au cours de sa carrière (en parallèle d’un travail d’architecte chez Kongats Architects) une approche de l’illustration architecturale très pertinente pour le numérique malgré un mode de production artisanal.
Tout d’abord l’absence de contexte, les volumes de Tom Ngo semblent flotter dans un espace vide sans signe visuel de haut ou de bas, cette page blanche correspond bien à un espace numérique vide infini dont les éléments aussi simples que la lumière, la gravité, la réflexion diffuse du ciel ou le sol reste à définir. Il n’y a au début qu’un point d’origine de 3 axes (X, Y, Z).
Ensuite, l’utilisation de l’axonométrie explosée qui revient très souvent dans son travail et qui lui permet de représenter des objets en mouvement (comme dans « The Swing-Set Houses ») ou de connecter plusieurs portions de bâtiments grâce au tiret qui symbolise soit un mouvement soit un assemblage. Tom Ngo utilise la « tolérance » induite par les règles de l’axonométrie éclatée pour modifier la géométrie même du niveau.
Un autre point qui a attiré mon attention porte justement sur ces modifications géométriques, Tom Ngo utilise des symétries et des translations comme action de construction et non pas seulement de représentation. L’opération définit l’espace et c’est à la géométrie de se plier pour coller à la représentation. On retrouve d’ailleurs le concept d’« absurdité architecturale » dans l’œuvre de Tom Ngo qui colle assez bien avec celui d’architecture impossible. Dans sa série des DIMHOUSE une symétrie presque parfaite est effectuée sur une perspective ce qui crée un espace étrange qui ne répond pas à la géométrie de la réalité physique. Parfois comme dans LIVE INS seule la position du point de vue engendre une déformation. LIVE INS est une perspective dont la présentation et l’angle du toit fait penser à une élévation. Cette approche des géométries non euclidiennes offre une profondeur subtile à des dessins qui pourraient paraître très schématiques au premier abord.
Cependant, le travail de Tom Ngo, malgré un rendu très synthétique, reste très attaché à un mode de production très artisanale à base de tracés au porte-mine et d’aplats de crayon de couleur. Ce mode de production explique en partie les couleurs utilisées et la texture légèrement granuleuse des aplats.
Limites logicielles et matérielles
Limites logicielles
L’architecture impossible explorée ici ne veut pas pour autant dire une absence totale de limites, les premières limites des mondes numériques sont les capacités du logiciel qui restreignent à la fois sa capacité de simulation et les options de configuration d’espace. L’Unreal Engine est utilisé dans sa version 4.26 qui est gratuite et accessible mais qui comporte certaines limites qui ont affecté le développement. La technologie utilisée pour simuler les connecteurs s’est avérée non compatible avec les dispositifs de réalité « virtuelle » forçant à réaliser une partie des sessions des tests sur ordinateur. Le logiciel de conception comporte également des limites au niveau de son utilisation. Étant très complet Unreal Engine a une interface très complexe et une longue formation est nécessaire pour le maîtriser pleinement, de plus ma non-connaissance du codage me força à utiliser le codage en « Blueprint » qui permet de coder de façon visuelle mais qui restreint fortement ma capacité à modifier du contenu pour l’adapter à mon niveau. Ces limites sont inhérentes à une version du logiciel, cependant de nouvelles versions sortent régulièrement avec par exemple l’Unreal Engine 5 publié en avril 2022 qui résout une grande partie des problèmes de compatibilité et augmente grandement la capacité de simulation, tant au niveau des rendus qu’au niveau de la physique. D’autres moteurs de jeux existent sur le marché avec pour chacun une spécialisation dans certains domaines. Par exemple, Unity, un autre moteur de jeu, est plus efficace pour le développement d’espace en deux dimensions et pour le développement sur téléphone.
Ressource disponible
Le développement a également fortement été influencé par les ressources disponibles dans la boutique Unreal Engine. Cette boutique permet aux utilisateurs du programme de vendre ou mettre à disposition une création réalisée dans le logiciel, il peut s’agir d’un ensemble de code qui offre de nouvelles possibilités ou d’objets numériques tels que du mobilier.
La première ressource extérieure (appelée plug-ins) qui a été utilisée dans ce projet s’appelle « Portal Blueprint » réalisé par Alex Petherick-Brian (Chozabu). Ce plug-in me permet de simuler les connecteurs. Ces connecteurs sont composés d’un cadre qui téléporte tout objet le traversant dans un autre cadre et d’un écran qui est placé dans le cadre et qui affiche dans le premier cadre une vision de la position projetée de l’observateur par rapport au deuxième cadre. C’est ce plug-in qui ne permet pas une compatibilité avec les dispositifs de réalité « virtuelle » à cause des interférences que provoquent les deux caméras sur l’écran du connecteur. L’auteur a cependant annoncé que la technologie nécessaire à l’intégration VR serait disponible sur l’Unreal Engine 5.
Le second plug-in utilisé concerne la gravité et s’appelle « Ninja Character Plugin » réalisé par Xaklse. Ce plug-in met à disposition un personnage contrôlable dont la gravité est dictée par un axe perpendiculaire au sol au niveau de la surface de contact et dont la caméra est programmée pour fonctionner dans toutes les directions. Ce sont les capacités de ce plug-in qui ont dicté la conception des rampes pour réaliser les jonctions entre les différentes faces.
En plus de ces deux plug-ins, une série de packs contenant du mobilier ont été utilisés pour habiller les niveaux.
Limites matérielles
La seconde limite qui influence la conception d’espaces numériques est la limite matérielle. En effet la puissance de calcul du support matériel (aussi appelé hardware) conditionne le nombre de polygones qui peut être chargé à l’écran et donc l’ampleur ou la précision d’un niveau. Certains effets, comme les connecteurs, particulièrement quand ils sont placés en série ou en boucle, peuvent créer une surcharge de calcul, ce qui a pour conséquence de ralentir le chargement des images et donc de briser la fluidité de la simulation qui ne répond plus immédiatement à nos contrôles. Le degré de réalisme affecte aussi grandement les performances avec des technologies de calcul de lumière qui demande plus de puissance que d’autres.
De plus les limites du support de développement sont souvent moins contraignantes que celle du matériel d’expérimentation, en l’occurrence le casque de réalité « virtuelle » Oculus Quest 2 utilisé est bien moins puissant en termes de puissance de calcul que l’ordinateur utilisé pour le développement. L’évolution fulgurante au cours des dernières années des dispositifs de réalité « virtuelle » et leur démocratisation ont permis de développer ce mémoire à peu de frais et sans trop de restriction technique. Mais l’évolution future des dispositifs permettra surement bien plus de possibilités d’espaces impossibles et de possibilités d’interaction entre humain et dispositif.
Limite physiologique
En plus des limites logicielles et matérielles, la conception de niveaux numériques est aussi influencée par notre capacité à interpréter sous forme d’espace les signaux émis par le dispositif.
Expérience immersive
Une expérience immersive de réalité « virtuelle » repose sur une simulation de la réalité physique. C’est la similitude entre les stimuli produits par le dispositif et le « continuum habituel de nos sens » expérimentés dans la réalité physique qui nous permet d’associer à ces stimuli une expérience d’exploration architecturale réaliste. Le conditionnement de nos sens à la réalité physique doit être pris en compte pour évaluer la marge de manœuvre dont nous disposons pour modifier les espaces. En effet, si les stimuli sont trop différents de la réalité physique, l’illusion ne fonctionne plus, notre cerveau n’est plus capable d’interpréter les signaux reçus comme un espace et les interprète comme une image abstraite. L’abstraction totale influe négativement sur l’immersion et sur l’expérience architecturale. Il est donc primordial de conserver certains éléments faisant référence au monde physique pour créer une sorte de filet de sécurité afin de garantir une continuité de l’illusion. Ces éléments que je nomme « Ancre » dans ce mémoire en référence à leur objectif d’ancrer l’espace numérique dans un domaine de perception intelligible, peuvent prendre plusieurs formes. J’ai principalement utilisé des meubles archétypaux pour remplir ce rôle, mais, dans certaines pièces plus épurées, une lumière calculée de façon réaliste avec un soleil simulé permet déjà de crédibiliser l’espace. Le mobilier est très efficace pour remplir la fonction d’ancre, il permet de projeter des fonctions simulées (même si ces fonctions n’ont pas de sens en numérique, comme une cuisine ou une toilette) et de saisir l’échelle d’un espace. Le réalisme d’une texture est majoritairement influencé par la façon dont la lumière va se refléter sur elle avec ces imperfections. Ainsi l’architecture numérique est, tout comme l’architecture physique, avant tout une question de lumière sur des surfaces. La technologie du calcul de la lumière a beaucoup évolué pour atteindre un niveau confondant de réalisme de sorte qu’un rayon de lumière traversant un espace est parfois suffisant pour maintenir la cohérence visuelle du lieu. Il est à noter que la lumière simulée d’un soleil (qui est une lumière parallèle sur toute la zone du niveau) n’est pas du tout connectée avec la présence visuelle d’un soleil dans un ciel simulé. La lumière et l’image visuelle d’un ciel sont deux choses numériquement différentes qui peuvent exister indépendamment. Une expérience sur ordinateur (écran et clavier) présente un rapport différent à l’abstraction, la démarche est plus proche de la projection que de la simulation. Les ancres aident toujours à se projeter, mais ne sont plus nécessaires à l’expérience.
Effet viscéral
On trouve également plusieurs limites en apparence infranchissables aux modifications de nos perceptions. Au cours de la création des niveaux, j’ai pu expérimenter des effets inattendus provoqués par de mauvais réglages. Certains de ces effets ont par exemple inversé le sens de rotation de la caméra ce qui entraîne une rotation de la caméra à droite en réaction d’une rotation de la tête à gauche, un autre effet a translaté l’axe de rotation du personnage de 50 cm à droite, ce qui provoque une rotation autour d’un point invisible en réponse à un changement d’orientation. La réaction à ce type d’effet est immédiate et viscérale, elle se traduit par un rejet instantané, des nausées et un mal de tête apparaissant dans les deux minutes ce qui ne permet pas de mener une expérience sur plus de cinq minutes. Ce sont d’ailleurs ces nausées qui ont motivé la réduction du temps des sessions (de 20 minutes à 15 minutes) pour les tests en réalité « virtuelle ». Les effets qui touchent au fonctionnement de notre corps sont à utiliser avec précaution, il faut pour chacun d’eux estimer s’il représente un inconfort immédiat, à moyen ou à long terme. La question du déplacement a beaucoup été traitée dans les études sur la réalité « virtuelle ». Le déplacement « lisse » et stable de la caméra ne correspond pas du tout à nos perceptions lors d’un déplacement à pied (la hauteur et l’angle sont saccadés par le rythme de la marche, ces images sont ensuite stabilisées par le cerveau) ce qui provoque un phénomène similaire au mal des transports. Le problème est souvent réglé en utilisant un système de téléportation à courte distance, le joueur sélectionne dans son champ de vision l’endroit où il veut se déplacer, cette méthode supprime tout simplement le mouvement linéaire cependant la plupart des utilisateurs peuvent facilement s’habituer au déplacement linéaire au bout d’une petite heure. L’adaptation au mouvement linéaire est permanente et ne doit pas être établie au début de chaque session, mais elle ne protège pas de tous les effets provocants des nausées.
Espace trop complexe
Enfin l’espace en lui-même peut être hors de notre compréhension, la géométrie non euclidienne, notamment la géométrie hyperbolique, peut parfois ressembler aux représentations d’objets en 4 dimensions, on reconnaît un volume sans être capable d’identifier un espace. Certaines géométries présentent donc le risque de briser la compréhension, réduisant de fait le statut du projet à une illustration. Il est à noter que l’orientation géographique, la capacité à replacer les pièces les unes par rapport aux autres, la capacité à faire une sorte de carte mentale de l’endroit n’est pas nécessaire pour permettre la compréhension de ceux-ci. Par exemple, les petits couloirs que l’on retrouve dans le niveau « Connecteurs en Série » pourraient se situer n’importe où dans le niveau, l’utilisateur n’a aucun moyen de savoir leur position ou leur orientation, mais cela n’empêche pas de comprendre la logique du niveau.
Ergonomie
Une ergonomie propre au numérique ?
L’ergonomie classique du Neufert ne peut être transposée directement dans les espaces numériques, l’ergonomie internet des espaces numériques est avant tout dictée par la possibilité d’échange avec le dispositif et les caractéristiques du personnage au sein du logiciel.
La nécessité d’un dispositif intermédiaire entre l’espace numérique et l’humain pose une série de nouvelles contraintes qui affectent profondément l’ergonomie. Un personnage peut être simulé de façon très réaliste ou se simplifier à un point muni d’une caméra, le personnage se résume alors à sa position et son orientation. Par exemple, dans un jeu de tir, seuls les bras du personnage sont modélisés, car ce sont les seuls éléments qui sont visibles, la caméra dispose de deux hauteurs différentes pour permettre aux joueurs de s’accroupir, mais aucune interaction n’est possible avec les pieds, car ceux-ci n’existent pas dans cet espace numérique. L’ergonomie s’adapte avant tout aux capacités du personnage telles que simulées dans un projet précis. Une ergonomie universelle pour le numérique semble donc peu pertinente, cependant les autres éléments qui influencent l’ergonomie numérique sont plus universels et méritent d’être explorés.
Les dispositifs
Les dispositifs en eux-mêmes conditionnent nos interactions avec les mondes numériques. En effet, le nombre de mouvements que l’on peut simuler en numérique dépend aussi de notre capacité à les contrôler. Certains dispositifs offrent des approches de contrôle très différentes. Le clavier et la souris peuvent être très versatiles étant donné la présence de nombreuses touches différentes et par conséquent de nombreuses actions différentes. À l’opposé, les contrôleurs manette sont plus précis pour les mouvements fluides grâce à leurs « Joystick », ils sont alors préférés pour les simulations de conduite. L’ergonomie des manettes est d’ailleurs un sujet très bien documenté depuis la création des consoles de jeux jusqu’à aujourd’hui, les manettes ne sont plus uniquement destinées à recevoir des signaux pour les transmettre au logiciel, mais également à en émettre grâce à des vibrations ou une résistance adaptative dans les gâchettes (les touches arrière peuvent demander plus de force pour être enclenchées en fonction de la situation dans l’espace numérique).
Les casques de réalité « virtuelle » utilisent une autre méthode de contrôle. Grâce au suivi de la position et l’orientation des mains et de la tête, nombre de mouvements peuvent être simplement reproduits sans passer par un contrôle pression, ce qui permet de réduire considérablement le nombre de touches en plus d’améliorer grandement l’instinctivité des mouvements. Les jeux en réalité « virtuelle » disposent d’ailleurs d’une interface très minimaliste tant la reproduction de mouvement est instinctive.
Les fonctions
L’ergonomie numérique est également influencée par les activités que propose le numérique. Des activités telles que dormir, se faire à manger ou aller aux toilettes n’ont aucun sens en dehors d’une simulation purement réaliste qui miserait sur une parfaite immersion.
On peut alors se demander quelles sont les activités pertinentes dans un espace numérique. Pour l’instant les principales activités proposées par les casques de réalité « virtuelle » sont le divertissement, la création/organisation collaborative autour d’un espace 3D et dans un contexte plus commercial, la gestion d’information et la mise en relation (espace de réunion).
Quand il s’agit de traiter de l’information, la spatialisation n’est pas toujours bénéfique, un menu sous forme de fenêtre textuelle est souvent bien plus rapide d’utilisation bien que moins instinctif. La définition des activités que propose le numérique demande de trouver un équilibre efficace entre spatialisation et interface, entre instinctivité et efficacité.
Références
Pour finir, on peut évoquer les spécificités ergonomiques des espaces impossibles notamment celles liées à la gravité, des ergonomies alternatives ont été développées pour les projets spatiaux et par extension la science-fiction. Dans la station spatiale internationale (ISS), les circulations ne sont pas traitées comme une surface à allouer au déplacement, mais comme le volume résiduel entre les « plans d’activité ». Toute surface a le même statut (sol = plafond = mur) et n’est différenciée que par la fonction qui lui est attribuée. Il existe une sorte de tension dans la conception des espaces spatiaux entre le volume et les surfaces. En présence de gravité un volume se résume souvent aux surfaces praticables qu’il contient, ce sont ces surfaces qui donnent du potentiel au volume. En revanche, sans gravité, un volume est naturellement exploitable dans son intégralité. Les surfaces, bien que nécessaires à la mise en place d’équipements et par conséquent d’activités, deviennent alors des éléments plus contraignants qui limitent un espace disponible.
La science-fiction a également émis des propositions pertinentes sur des ergonomies alternatives, 2001 L’Odyssée de l’espace est une référence en la matière pour ces propositions de vaisseaux rotatifs à gravité artificielle ou pour ces éléments circulaires en velcro qui connectent plusieurs plans à gravité différente.
Ces éléments circulaires ont fortement influencé la création des rampes dans les niveaux « Ruban Programmatique » et « Anneaux de Connexion ». La circularité résulte naturellement de l’alignement des rampes dans un niveau, dans un niveau cubique (les deux niveaux « Faces Programmatique ») l’emplacement des rampes est déterminant pour le placement des ancres (mobilier) et l’aménagement global. Ainsi pour dégager un maximum de surface, la tendance est à l’alignement des espaces de circulation, ce qui résulte dans ce type d’espace à la création d’une boucle de circulation. La création du niveau « Faces Programmatiques B » a d’ailleurs été motivée par la conception d’une rampe plus ergonomique restreinte à deux éléments permettant l’accès à toutes les faces. Cette nouvelle rampe modifie fortement la perception de l’espace en le structurant autour d’une boucle unique et isolée donnant l’accès aux faces.
Perméabilité entre physique et numérique
La réalité numérique n’est pas nécessairement un espace isolé sans contexte, mais peut aussi être ancrée dans la réalité physique et entretenir des interactions avec celle-ci.
Réalité augmentée
Le concept de « réalité augmentée » voit le numérique comme une extension du physique, le contexte est la réalité physique sur laquelle on vient superposer des objets numériques, ces objets sont ancrés à des coordonnées GPS précises, ils dépendent d’un contexte particulier. Cette méthode d’incrustation de rendu numérique dans la réalité physique demande des dispositifs beaucoup moins contraignants et invasifs. Par exemple, un téléphone portable ou des lunettes légères munies d’un système de projection suffisent à mettre en place une expérience. Ce type de dispositif peut permettre la relation d’espaces numériques, mais uniquement sur un aspect visuel de façon comparable aux illusions d’optique. Par exemple, nous pouvons intégrer un ciel dynamique dans un plafond pour en agrandir artificieusement la taille ou bien placer des objets numériques dont la forme dépend de notre position dans la pièce.
Le niveau « Espace Compressé » permet une adaptation en réalité augmentée. En effet toutes les perceptions qui entraînent l’effet d’architecture impossible passent par les fenêtres, une simulation de ces fenêtres à l’aide d’écrans ou de dispositifs de réalité augmentée devrait permettre d’arriver au même effet. La réalité augmentée peut développer sa propre architecture impossible basée sur l’illusion d’optique et l’objet numérique ou le mobilier et des éléments liés à la vue (comme des fenêtres) seront au centre de la composition.
Irruption du physique dans le numérique
La réalité physique peut également faire irruption dans un monde numérique. Tout d’abord grâce aux scanners, ceux-ci permettent de numériser tout type d’objet du mobilier aux bâtiments complets en vue d’une intégration dans un espace numérique. Un même lieu peut être expérimenté à plusieurs endroits en même temps. Le contexte ne peut cependant pas encore être numérisé, il doit être simulé à l’aide d’une « Skybox » (une image appliquée sur une sphère qui simule un horizon et un ciel) qui n’est efficace que pour représenter des éléments très éloignés, dû à l’absence de parallaxe sur la sphère. Cette numérisation d’objet peut être très pertinente dans un but de médiation. Plusieurs projets proposent des idées de musée numérique qui utiliserait l’instinctivité de notre rapport à l’espace pour nous aider à naviguer dans l’information. Ces projets sont développés dans un article de Isabelle Rieusset-Lemarié dans la revue « Publics et Musées » n° 16 nommé De l’utopie du «musée cybernétique» à l’architecture des parcours dans les musées .
Ensuite dans le cadre de l’utilisation d’un dispositif de réalité « virtuelle », la réalité physique a une influence directe sur la liberté de mouvement permise. Avant toute utilisation, le dispositif demande d’identifier une zone de jeux dégagée qui ne pourra être franchie durant l’expérimentation. A l’approche de la limite de la zone, une grille colorée va apparaître dans le monde numérique pour marquer la limite de l’espace disponible dans la réalité physique. L’utilisateur doit donc réussir à s’orienter dans le monde numérique tout en gardant conscience de son emplacement dans le monde physique. Certains joueurs ont d’ailleurs déjà développé des techniques pour faciliter l’orientation « à l’aveugle » dans le monde physique notamment grâce à plusieurs tapis concentriques qui permettent d’identifier le centre de la zone au toucher des pieds ou alors grâce à un ventilateur qui permet de connaître son orientation par rapport à la direction de celui-ci.